Sylvie Weil

Article paru dans l'Archive


Bien avant d’écrire Chez les Weil, André et Simone, j’avais écrit Les Reines du Luxembourg, « autofiction » dans laquelle j’imaginais un appartement familial transformé en une sorte de mausolée. L’artifice du roman me permettait - cela n’a rien d’original - de parler de ma famille sans la nommer (secret de polichinelle s’il en fut jamais!) et d’en faire une famille de fantômes maintenus en vie par le personnage qui était moi, enfermé avec eux dans l’appartement-mausolée.

J’avais dépouillé un certain nombre d’archives familiales, m’attachant surtout à un paquet de lettres rangées dans un vieux dossier en cuir qui traînait dans un tiroir: c’étaient les lettres de ma grand-mère Selma Weil, née Reinherz, et de ses frère et soeurs, durant leur adolescence à Anvers, à la fin du dix-neuvième siècle. Les quatre jeunes Reinherz étaient drôles, vivants, intelligents, affectueux. Leurs lettres avaient le ton qu’auraient, plus tard, les correspondances entre Selma et ses enfants, André et Simone, et même les lettres qu’elle m’écrirait un jour, à moi, sa petite fille. Mais ces lettres-là avaient perdu toute vraie gaîté: c’est qu’entre temps Selma avait perdu sa fille Simone.

La lecture des correspondances d’Anvers m’avait convaincue que la personnalité de ma grand-mère et, par conséquent, la façon dont elle avait élevé mon père et ma tante, avait été en grande partie définie par le deuil de son frère Félix qu’elle adorait, mort d’une typhoïde à l’âge de dix-neuf ans, alors que ma grand-mère en avait seize. Les fantômes de la famille Reinherz avaient alors rejoint ceux qui hantaient le grand appartement de la rue Auguste Comte. Ils faisaient vraiment partie de la famille.

Vingt ans plus tard, écrire Chez les Weil a été un grand bonheur: je disais ce que je n’osais pas encore dire au moment où j’écrivais Les Reines du Luxembourg, je ne camouflais plus, je sautais à pieds joints dans le sujet, le vrai, la famille Weil. Je me plongeais plus sérieusement dans la lecture ou la relecture de tout ce que je pouvais trouver comme “archives familiales”, celles encore en ma possession comme celles qui avaient été données ou déposées à la Bibliothèque Nationale.

Il s’agissait tout d’abord de réinvestir, par l’imagination, un lieu mythique, l’appartement de la rue Auguste-Comte: lieu du bonheur évanoui du quatuor Weil, mes grands-parents et leurs deux merveilleux enfants, paradis perdu d’où la guerre chassa ma famille, lieu « historique » (la philosophe Simone Weil y a vécu, rappelle la plaque de marbre posée sur l’immeuble) et enfin lieu bien réel de mon enfance, alors même qu’il était désormais le lieu de la perte et du déchirement, le lieu d’un vide affectif symbolisé très concrètement par le fait que les Allemands avaient tout emporté. C’était le lieu de l’absence définitive du personnage principal: Simone.

Quelles étaient les archives qui allaient me servir, quelles étaient les « traces » qui me mettraient sur le bon chemin? D’abord, naturellement, les manuscrits de Simone Weil, pour la plupart inédits au moment de sa mort. Je précise tout de suite que je me suis peu préoccupée de la façon dont ces manuscrits avaient été sauvés, préservés, rassemblés pendant et après la guerre. C’était le propos des chercheurs et des biographes de ma tante, pas le mien. Je ne sais même pas très bien, du moins pas dans le détail, comment les manuscrits et autres archives sont revenus occuper les placards de l’appartement de la rue Auguste-Comte.

Les manuscrits de Simone Weil m’intéressaient, moi, surtout à partir du moment où, empilés dans les placards, ils ont commencé à nous gâcher notre enfance, à ma soeur et à moi (surtout à moi, pour des raisons variées), puisqu’il est très vite devenu clair qu’ils pesaient infiniment plus dans la balance que le bonheur ou même la stabilité de deux petites filles. Ces manuscrits m’intéressaient en tant qu’objets qui avaient permis à mes grands-parents de continuer, pendant des années, à « vivre avec » leur fille, puisqu’ils passaient leurs journées à les copier. Ils m’intéressaient dans la mesure où, devenus objets de culte pour les adorateurs de ma tante transformée en sainte, plusieurs fois « kidnappés » par mon père ou par ma grand-mère qui se les arrachaient, ils furent les enjeux de longs procès où s’affrontèrent mes parents et mes grands-parents.

Mais mes « archives » comprenaient bien d’autres documents : Me concernaient tout spécialement les correspondances de la famille Weil, les lettres de ma tante, de mon père, de mes grands-parents. Les lettres de ma grand-mère Selma à son amie Mlle Chaintreuil, où elle décrit les progrès de ses enfants ainsi que ses inquiétudes, ses ambitions de mère et ses principes d’éducation. Le journal de mon arrière grand-mère Hermine Solomonovna Reinherz, et les lettres des enfants d’Hermine à leur mère, que j’ai déjà mentionnées.

Il y avait les lettres que m’écrivait mon père lorsque j’étais lycéenne, ces lettres qui me traçaient des programmes pas possibles: soirées consacrées à la lecture d’Euripide ou d’Homère, jeudis après-midis au Louvre, dimanches à la Salle Pleyel… L’idéalisme de ces conseils me faisait sourire, mais ranimaient les remords de la lycéenne qui préférait les salles de cinéma et les promenades sur les quais avec les copines.

Il y avait les cahiers dans lesquels mes grands-parents ont copié les écrits de leur fille. Ces écrits qui, publiés, imprimés, ne m’intéressent pas nécessairement, je ne suis pas philosophe, mais dont la version copiée de la main de mon grand-père ou de ma grand-mère, ressuscitait pour moi des moments d’enfance rue Auguste-Comte.

Il y avait encore les papiers militaires de mon grand-père Bernard Weil, médecin militaire durant la Première guerre mondiale, son carnet d’adresses, et certains objets, comme le porte-étiquette en cuir de Simone, avec l’erreur commise par ma grand-mère Selma dans l’inscription de l’adresse à Londres.

J’ai en ma possession les passeports de toute la famille, des visas (dont les fameux visas pour le Siam obtenus avec tant de difficulté par mon grand-père !) et des photos d’identité d’une tristesse d’autant plus émouvante qu’il ne s’agissait pas de voyages de plaisance mais d’une famille déracinée qui a dû fuir la France pendant la Deuxième guerre mondiale.

Il y avait des photos, comme toute famille en possède, et aussi les deux éditions du journal France-soir avec, occupant la moitié de la première page, la photo où je figure avec le Général de Gaulle qui me serre la main.

Je compte aussi comme « archives » mes notes, prises sporadiquement au cours de plusieurs décennies, et groupées dans un dossier intitulé « Nièce de » : c’étaient des anecdotes, parfois burlesques, concernant mon existence de nièce de Simone Weil, dont on avait fait une sainte. Ceci m’amène à ce qui peut paraître une boutade, mais ne l’est qu’à moitié. La principale archive, au départ, c’était moi, dans la mesure où je me trouvais dans la position d’une sorte de résidu. D’une relique. Mon premier projet de livre, le projet embryonnaire, avait pour titre: « Le tibia de la sainte. » Je revivais les moments et les circonstances de ma vie en tant que relique dont la vue ou le contact pouvaient mener à la révélation d’autre chose. On a tant cherché Simone à travers ma décevante personne! Quand je me suis mise pour de bon à écrire Chez les Weil, il m’a semblé que toute enquête sur la famille Weil, et sur Simone, la trop présente absente de cette famille telle que je l’avais connue, devait forcément débuter par une enquête sur « la relique » : moi!

La lecture des archives familiales ne m’a pas apporté de révélations, comme on en a parfois au cours d’enquêtes de ce genre. Adolescente fascinée par le personnage de ma tante, j’avais lu et relu les lettres de la famille Weil, surtout celles me concernant. Ces lettres, bien rangées dans des placards, puis dans une armoire, m’étaient accessibles lorsque j’habitais rue Auguste-Comte. Mais du moment où j’ai décidé d’écrire « mon » livre sur la famille Weil, j’ai naturellement porté sur les correspondances comme sur les autres documents un regard plus attentif. Leur lecture ne m’a pas permis de découvrir de mensonge, d’affabulation familiale. Pas le moindre scandale étouffé, aucune naissance illégitime, pas d’amours adultères. Pas même les petites surprises assez fréquentes si l’on se donne la peine de fouiller un peu, surtout quand il s’agit d’une famille qui a dû s’exiler, changer de pays. Je dirai en passant que, fouillant un jour dans un carton rempli de documents concernant la famille de mon mari, juifs ukrainiens ayant fui les guerres et les pogroms entre 1914 et 1922, j’ai découvert, pour donner un seul exemple, que ma belle-mère n’était pas née au Canada, comme elle l’avait fait croire à ses enfants, mais en Ukraine. Rien de tout cela chez les Weill de Strasbourg ni chez les Reinherz de Galicie !

Je faisais néanmoins de petites découvertes d’ordre psychologique. En relisant ce que j’appelais la correspondance d’Anvers, les lettres des enfants Reinherz, j’ai acquis la certitude que la personnalité de ma grand-mère Selma avait été façonnée non seulement par le deuil de son frère Félix, comme je le pensais déjà, mais peut-être encore bien plus par le caractère autoritaire et exigeant de mon arrière grand-mère. Celle-ci, toujours décrite par mon père comme une vieille dame discrète et raffinée, apparaissait, dans les correspondances d’Anvers, comme une mère despotique et jamais satisfaite.

Je retrouvais dans ces lettres de larges traces des valeurs qui avaient présidé à l’éducation de mon père et de ma tante. Il me semblait qu’ils avaient, dès la petite enfance, dû sentir que pour mériter l’approbation, et partant l’affection de leur mère, il leur fallait à tout prix devenir des êtres supérieurs. Cette impression m’était confirmée par les lettres de ma grand-mère Selma à son amie, l’institutrice Mlle Chaintreuil.

Cependant, ce qui a été essentiel pour l’écriture du livre, ce n’a pas été le plaisir ou l’étonnement de découvertes concernant ma famille mais plutôt le bonheur des « retrouvailles » avec les archives, à la Bibliothèque Nationale. Je connaissais à peu près, je l’ai déjà dit, le contenu des correspondances familiales, les lettres magnifiques de ma grand-mère à sa fille, les petits mots remplis d’humour de mon grand-père, les lettres de mon père, celles de ma tante. Certaines de ces correspondances ont été publiées, d’autres sont en voie de publication. Mais pour moi, retrouver ces pages couvertes d’écritures familières, ces feuilles légères que jadis j’étalais autour de moi, assise par terre devant le placard aux manuscrits, et qui alors faisaient partie de mon paysage, ce n’était pas consulter des archives, en scruter le contenu, c’était retrouver des êtres de chair dont j’avais été séparée, c’était entendre la musique des voix qui avaient entouré mon enfance. Je caressais ces lettres, je les humais, je leur souriais! Pour un peu je les aurais embrassées, mais à la BN cela ne se fait pas! Je retrouvais ceux dont j’avais été séparée, d’abord par l’infernal “divorce à quatre” qui avait dressé mes parents et mes grands-parents les uns contre les autres, puis par la mort, enfin par ce qu’au fond de moi-même, et contre toute raison, je n’avais jamais cessé de voir comme une sorte de kidnapping: l’installation de ces archives à la Bibliothèque Nationale, prison où je ne pouvais plus voir les lettres et mes autres objets familiers que sous surveillance.

Sous la coupole du Département des manuscrits, admirablement surveillée, en effet, je revivais l’immense tristesse des séparations, et je baignais dans le bonheur des retrouvailles. J’ai raconté dans mon livre comment j’ai emporté le carnet de mon grand-père: il me semblait qu’il serait plus heureux chez moi, lui qui n’avait jamais voulu aller en prison. La comparaison de la Bibliothèque Nationale à une prison me plaisait et me semblait d’une grande justesse: mon père était allé en prison, ma tante aurait voulu y aller: j’écrivais Chez les Weil.

Parmi les archives en ma possession, j’ai fait une seule véritable « découverte » : une petite feuille de papier jauni comportant quatre courtes phrases de quatre écritures différentes et pour moi si familières, enfouie parmi un paquet de correspondances datant des années de guerre. Il s’agit du petit mot écrit en février 1940 à mon père, alors en prison au Havre, par mes grands-parents, ma tante et ma mère, et que j’ai intitulé « portrait de famille » dans mon livre. Ce petit mot a été pour moi une trouvaille extraordinaire, amusante autant qu’émouvante, non parce qu’il m’apportait une quelconque révélation sur le séjour de mon père en prison, je connaissais tout ça par coeur, mais parce que j’y voyais, bien plus que sur une photo, un vrai moment de vie. Chaque personnage se révélait infiniment plus dans la courte phrase qu’il avait écrite, et aussi par son écriture et la couleur de l’encre, qu’aucun ne l’aurait fait sur une photo, forcément posée. Une photo saisit les personnages, certes, mais les saisit figés, immobilisés, même s’ils sont en plein mouvement. Une photo saisit une situation. Une photo de mes quatre personnages, prise à ce moment-là, aurait été d’une fausseté remarquable, car j’imagine que chacun se serait efforcé de camoufler ses vrais sentiments. Les quatre phrases de mon « portrait de famille », courtes phrases de circonstance adressées à mon père, ne camouflaient rien du tout; elles vivaient, bougeaient, avaient des inflexions que je pouvais entendre, chaque phrase révélait un monde intérieur bien autrement riche que la surface plus ou moins lisse que chacun aurait tâché de présenter à un photographe. Je les voyais, je les entendais, ils bougeaient, ils parlaient, ces quatre personnages tourmentés par des sentiments contradictoires, obligés de faire front commun dans une situation qui les chagrinait tous, pas absolument pour les mêmes raisons.

Cette petite feuille de papier jaunie était pour moi un film chargé d’émotions, de sentiments violents contenus dans quatre phrases d’une parfaite politesse. Je jubilais.

Dans Les Reines du Luxembourg, le personnage qui était moi perdait la bataille contre les archives, contre les vestiges, les reliques, les lettres, les manuscrits, les cahiers, les étiquettes et les porte-étiquettes, les vieux passeports et les visas pour le Siam. Elle perdait la bataille, oui, à force d’essayer de maintenir tout son monde en vie, et restait prisonnière, enterrée vivante dans le mausolée.

Les « archives » détiennent un immense pouvoir. Elles vivent d’une vie intense, auprès de laquelle la vie de celui ou celle qui se plonge dans leur lecture paraît souvent dérisoire, anémique. Vingt ans après Les Reines du Luxembourg, la plongée dans les archives du « quatuor Weil », André, le grand mathématicien, Simone, la célèbre philosophe et mystique, et leurs parents, n’a pas été sans me causer encore quelques moments de tristesse. Il me semblait que ce quatuor avait été la vraie famille de mon père, que j’étais venue trop tard et que le nouveau quatuor formé par mes parents, ma soeur et moi n’avait été qu’un pâle reflet du vrai quatuor Weil dont il ne restait à présent que ces feuilles de papier légères comme des cendres.

Mais cette fois, je contrôlais les archives, je les consultais et elles me répondaient, elles se laissaient manipuler par moi, je n’étais plus leur prisonnière, le mausolée avait explosé.


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